Jour 1444
Ça fait un moment que je n’ai pas écrit, comme l’indique l’écart colossal entre le dernier jour rédigé et celui-ci. Un écart qui rend tout aussi colossal le nombre de choses que je voudrais raconter. En bref ? Je suis toujours malade, mon poison est toujours là et me détruit toujours, je suis toujours paumé à de nombreux égards, mais ces 4 dernières années ont été ponctuées de nombreux évènements, tous positifs à leur manière, même si en réalité, je sais que j’ai de la chance d’être en mesure d’écrire ces lignes aujourd’hui.
Après ce nouvel an infecté par ma consommation du jour 122, j’ai continué tant bien que mal à me sevrer. Et puis j’ai rechuté, je me suis repris, j’ai de nouveau rechuté, et encore, et encore, dans un cercle vicieux dont je ne compte plus les tours. J’écris aujourd’hui sous les effets de ma rechute, et il s’agit peut-être de ma 50eme, 100eme, 200eme rechute ? Aucune idée.
Durant les 1322 jours qui m’ont séparés de ma précédente écriture, j’ai appris, beaucoup, énormément. Sur moi, sur mon addiction, mais pas seulement. Narcotiques Anonymes en particulier a été une source d’apprentissage incroyable. J’aimerais tant que le quidam lambda puisse pouvoir avoir ne serait-ce qu’un aperçu de ce qu’on y trouve. Ça m’a appris la bienveillance, la tolérance. Pas la bienveillance dont on fait preuve quand on est gentil avec son prochain, mais celle dont on fait preuve quand on sert dans ses bras quelqu’un qui a tué plusieurs fois des gens à cause de sa consommation, et qu’on lui souhaite de réussir à se rétablir autant que possible. C’est pas la même.
Ça m’a appris à gérer la mort aussi.
NA, c’est un endroit incroyable dans lequel le plus profond inconnu est d’office ton meilleur ami. Et ce qui créé naturellement ce lien, je crois que c’est le rapport à la mort que les gens entretiennent. Cette discussion que j’ai eu m’a beaucoup chamboulé, ça date d’il y a environ 3 ans maintenant.
« Guibole – Oui je sais bien que je devrais arrêter la conso, mais bon, ça va, je déconne de temps en temps, mais globalement je gère !
Ami – Mais nous on ne te dit pas ça pour te faire chier, parce qu’on n’a pas confiance ou quoi, on te dit ça parce qu’on a peur qu’un jour tu ne puisses plus revenir en réunion ! »
Compte tenu du ton et du contexte, c’était clair que cette personne ne parlait pas d’une fracture du tibia ou d’une expatriation à l’étranger. Des gens qui viennent en réunion, et subitement n’y viennent plus, il y en a. Beaucoup. Et c’est très souvent pour la même raison : celle qui leur interdit définitivement de lever le pied le matin. C’était le cas d’une de mes amies que j’ai trouvé là-bas.
NA c’est un endroit où les gens s’aident à survivre. Et cette volonté de vie peut créer des choses magnifiques. C’est un cadeau que j’ai reçu et que j’essaie autant que possible de transmettre. Mais ailleurs, quand la survie n’est pas une question qui se pose parce qu’elle est considérée comme acquise, les gens sont moins motivés qu’à NA. Comment leur en vouloir ?
J’ai quand même fini par ne plus retourner en réunion. Ça n’était pas pour moi, je ne voulais pas de la vie d’abstinence que prônaient les NA. Trop brutal, trop difficile, la fatalité de ce choix a toujours été trop compliquée pour moi. Longtemps je me suis justifié le fait de refuser l’abstinence complète par le fait que c’était trop simple : je voulais dominer, et gérer ma dépendance. A la foi parce que mon égo est revenu en force depuis ce fameux jour zéro, et aussi parce qu’avoir un problème à gérer en permanence me donne de la consistance, une chose à faire qui m’éloigne de l’ennui que me suggère une vie bien rangée. Mais j’ai compris depuis que c’était un mensonge de moi à moi : si je refuse l’abstinence complète, c’est parce que ma dépendance est trop profondément ancrée en moi, et que l’abstinence complète c’est le pire coup de pute que je peux lui faire.
C’est l’apprentissage le plus douloureux et difficile que j’ai eu à faire jusqu’à présent : réaliser que j’étais faillible, que je me mentais à moi-même, que je me trompais moi-même, et que je me manipulais moi-même, et pas dans le bon sens. Je sais depuis longtemps que la dépendance est une maladie qui trompe son hôte, le déni en est la démonstration la plus flagrante et la plus connue. Mais l’année dernière j’ai aussi compris que cette tromperie était beaucoup plus insidieuse et omniprésente que je ne le pensais.
C’était un lundi, en fin de journée. J’avais prévu d’aller boire un verre lors d’une rencontre bimensuelle avec un groupe de personne que le polyamour rassemblait. J’avais prévu d’y aller seul, et de ne pas boire. Rien d’incroyable ou de très compliqué pour moi, ça n’était pas la première fois que je faisais ce genre de choses. Pourtant, je stressais, et beaucoup. Pourtant, dans ma douche, j’avais la boule au ventre, et vraiment peur. Sensation très irrationnelle, parce qu’il n’y avait aucun enjeu : j’y allais, je discutais avec des gens, je pouvais partir quand je voulais et retrouver mon lit le soir. Et encore une fois ça n’était pas la première fois ! Alors pourquoi avoir aussi peur ?
Et puis ça m’a frappé.
J’ai souvent imaginé ma dépendance comme un petit démon qui possède mon corps, et pervertit mes pensées. Comme une créature qui a sa conscience propre et me manipule. Je n’ai jamais été aussi près de la réalité qu’à ce moment-là, car j’en étais sur : c’était ma dépendance qui provoquait ma peur. C’était elle qui me foutait la boule au ventre, parce que si j’avais peur, le moyen le plus simple de faire disparaitre cette sensation c’était la conso. Mais enfin merde, c’est pas possible ! Ma dépendance n’est pas un truc avec une conscience propre, elle n’est pas intelligente au point de pouvoir me manipuler à ce point ! Me faire stresser pour une soirée dans l’idée de me pousser vers la conso ? Ca me paraissait un peu trop gros.
Et puis mon addicto a tranché le sujet pour moi : mon intuition était la bonne. Oui, ma dépendance m’a manipulée au point de me faire ressentir de la peur à un moment où il n’y avait pas lieu d’en ressentir. C’est ce qu’on appelle le renforcement négatif : les émotions négatives « soignées » par la consommation sont renforcées par la dépendance. Son versant positif existe aussi, sans doute plus difficile à percevoir : les émotions positives accompagnées par de la consommation donnent plus envie. Je n’ai pas si envie d’aller danser que ça en réalité, c’est juste que comme ça s’accompagne généralement d’une consommation, cette envie sera renforcée.
C’est là où la guerre contre la dépendance devient vraiment compliquée : je ne peux pas me faire confiance. Je savais déjà que ma rationalité et mes raisonnements logiques pouvaient être pourris par l’addiction, mais je me retrouvais face à encore pire que ça : je ne pouvais pas faire confiance à mes propres émotions. Avec quelles armes est-ce que je peux lutter contre un ennemi qui les utilise contre moi ?
Malgré ça j’ai quand même appris, grandit et ait renforcé ma connaissance et ma compréhension du problème. Je sais aujourd’hui quand je peux me faire confiance, et quand je ne le peux pas. Je sais aussi que je me plante régulièrement, et que beaucoup de choses m’échappent. Je sais que je n’obtiendrais jamais complètement la parfaite maitrise de ma dépendance, en tout cas je le crois. Je sais aussi qu’il y a des choses que je ne sais pas, et je sais aussi qu’il y a sans doute des choses que je ne sais pas que je ne sais pas.
Aujourd’hui, mes consommations sont un peu plus sous contrôle que l’année passée. Et à la fois moins sous contrôle. Quand je rechute, ça m’emmène dans des états psychologiques très néfastes qui peuvent durer une semaine, deux semaines, un mois. L’année dernière c’était plus simple, parce que je me laissais complètement emporter par ma dépendance : Je plongeais loin, très loin, je touchais du doigt le point de non-retour et la peur que ça engendrait me permettait de remonter. Je m’explique :
Mon foie va bien, c’est plus le souci. Le souci, c’est mon cerveau. Mon poison est particulièrement neurotoxique, et chaque rechute s’accompagne de symptômes de manque plus ou moins violents, mais qui s’additionnent aux précédents. Plus le temps passe, plus les rechutes s’enchainent, plus les symptômes deviennent violents. Et changent aussi, en nature. Aujourd’hui je ressens beaucoup moins les tremblements, par contre les angoisses peuvent être particulièrement violentes, jusqu’à la paralysie quand vraiment je déconne trop.
Et j’en arrive à mon premier « point de non-retour » que j’ai effleuré.
En janvier de l’année passée, j’ai fait une crise d’épilepsie due à mes symptômes de manque. J’aimerais dire que c’était super flippant, mais en fait non, c’était une expérience plutôt très plaisante pour moi, parce que je suis vraiment passionné de ce genre de choses.
C’était en pleine nuit, je me suis réveillé par les appels incessants d’une amie qui était à 700 km de chez moi. Rien à voir avec le téléphone, elle m’appelait par mon pseudonyme, et je l’entendais très distinctement, comme si elle était juste à côté de moi. Puis, blackout, aucun souvenir. Je rouvre les yeux, tourné de l’autre côté du lit. Aucune idée du temps qu’il a pu se passer depuis les appels de mon amie, mais probablement quelques secondes, minutes tout au plus. Pourtant j’ai l’impression que ça fait bien une heure. Quoi qu’il en soit, le temps n’est pas à la réflexion, je ressens quelque chose de très étrange, comme si mon cerveau grésillait, une sensation vraiment bizarre que je n’avais jamais eu le loisir de ressentir auparavant. Je laisse ma curiosité prendre le dessus et m’abandonne un peu face à ce sentiment étrange, excité à l’idée de découvrir une sensation nouvelle. Je me sens « partir » et les mots de mon addictologue me frappent d’un coup :
« Vous savez, à force de rechuter comme ça, vous risquez de faire des crises d’épilepsie ! Et si ça vous arrive, ça peut être irréversible, vous avez envie de devenir épileptique pour le restant de vos jours ?»
Bordel, une crise d’épilepsie, c’est ça ! La panique m’envahis et je provoque un sursaut de tout mon corps : ne sachant pas comment stopper une crise je me suis dit que m’activer en entier et de manière violente était la meilleure chose à faire si je ne voulais pas perdre connaissance. Les symptômes ont instantanément disparu, et en discutant avec mon addicto quelques jours plus tard, elle m’a informé que ce qui m’était arrivé était une « crise comitiale partielle ». En somme, une crise d’épilepsie légère, dans mon cas bénin, mais annonciatrice de problèmes plus grave si je ne me reprenais pas d’office.
Et du coup, je me suis repris, en tout cas jusqu’au deuxième point de non-retour, effleuré 10 mois plus tard.
Ça n’allait vraiment pas, à tout point de vue. Sentimentalement, pour une raison que j’ignorais alors j’étais incapable d’intéresser la moindre personne. Au boulot c’était catastrophique à cause d’un management déplorable, et niveau conso, j’étais à risque du fait de légères rechutes un peu trop régulières. Bref, voilà un vendredi soir, ou ça n’allait pas du tout, et où je suis parti sur les quais de république avec ma bouteille d’un nouveau cocktail que la publicité m’avait poussé à acheter. 75cl de menthe à 37.5°, qui suivait 5-6 pintes de bières que j’avais bu en partie avec des amis en début de soirée. Autant dire que si je la finissais en entier, ça risquait d’être compliqué pour moi.
Mais j’y suis allé, mon désespoir jouant le rôle de motivation à ce moment-là, et remplit d’un désir d’autodestruction qui ne pouvait être satisfait que par une consommation suffisamment excessive pour bien m’assommer. Je me suis pas mal assommé sur les quais, ait fort heureusement évité de tomber à l’eau et ait repris connaissance quelques heures plus tard, toujours sur les quais. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé entre temps à cause du manque de souvenir que ma menthe a provoqué. J’ai réussi je-ne-sait-trop-comment à prendre un taxi pour rentrer chez moi. Oups, on m’a fait les poches (j’ai donc sans doute perdu conscience quelques heures), et mon portefeuille y est passé… Heureusement mon colloc m’a dépanné pour payer le chauffeur de taxi, agacé d’avoir à gérer un rebut comme moi, et j’ai pu rentrer chez moi, faire opposition sur ma carte et dormir un peu.
Le samedi était rude, vraiment. J’ai cherché dans tous les sens un moyen de me suicider de manière efficace, mais ma trousse à pharmacie n’avait pas ce qu’il fallait, et je ne voulais pas imposer à mon colloc la vue de sang. Même si je me suicidais par voie médicamenteuse ça aurait été de toute façon extrêmement traumatique pour lui, donc le sang n’est pas vraiment le souci, mais que voulez-vous, on pense rarement de manière rationnelle dans ce genre de cas.
J’ai jeté mon dévolu sur une boite de médocs acheté en vente libre en pharmacie, une de ces saloperies achetable à un prix dérisoire et en quantité gigantesque (une boite c’est facile 3 doses de défonce violente), dont la dangerosité est particulièrement importante. Mais mes règles vis-à-vis des expériences de consommations étaient toujours là, et j’ai pris une dose relativement légère. Je suis autant imprudent avec ma drogue de prédilection que je suis sérieux avec d’autres molécules. J’ai très largement sous-estimé le caractère hypnotique du médicament puisque j’ai dormi sans vraiment me reposer pendant presque 20h d’affilé. Après quoi, j’ai décidé de me reprendre en main.
Je suis retourné dans mon centre en urgence, j’ai vu ma psy, puis j’ai attendu quelques minutes pour le deuxième rendez-vous avec le seul addictologue disponible à ce moment. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai fouillé dans ma sacoche à ce moment, et j’ai pris conscience de quelque chose qui m’a complètement frappé.
J’ai toujours parfaitement conscience de la quantité de valium que j’ai, où, combien, etc. C’est un médicament très important pour moi, donc j’y fais super attention. C’est ce qui me sert à calmer mes symptômes de sevrage. Je savais que j’avais une tablette dans ma sacoche avec deux comprimés de 10mg, et une tablette pleine (10 comprimés) dans ma pharmacie. Sauf qu’en fait non. La tablette pleine était aussi dans ma sacoche, et je m’en suis rendu compte à l’instant, entre mes deux rendez-vous.
Je n’ai aucun souvenir de l’avoir mise là-dedans, et si je l’avais fait, je suis certain que je m’en serais souvenu. Je n’ai aucune raison de l’avoir prise avec moi, puisque les 2 comprimés que j’avais déjà étaient largement suffisants en cas de soucis. Puis finalement j’ai compris : la veille, j’étais en plein dans une volonté d’autodestruction, et j’avais pris cette tablette avec moi pour en finir.
Le valium seul ne pose pas de soucis, la dose létale est très grande et c’est particulièrement difficile d’en finir avec uniquement du valium. Ça demande des doses énormes qu’il est à priori impossible de se procurer par des voies légales. Par contre, couplée à un autre dépresseur du système nerveux, au hasard ce que j’avais l’intention de consommer en grosse quantité ce soir-là, c’est particulièrement dangereux. Le combo des deux peut être mortel, et dans mon cas, si j’avais ingurgité cette tablette, de l’avis de mon addicto c’est certain que je serais tombé dans le coma, en dépression respiratoire. Derrière, sans un passant lambda pour me faire du bouche à bouche dans les 5 minutes en attendant le SAMU, le résultat est facilement envisageable. Et l’initiative bienveillante du parisien lambda, un vendredi soir, il ne faut pas trop compter dessus. L’ironie dans l’affaire, c’est que je crois que je n’ai pas pris ce valium parce que j’étais trop saoul pour le faire. Ma bouteille m’aurait sauvé la vie sur le moment ?
Ça ne m’a pas plus choqué que ça d’avoir essayé de me suicider. Ce qui m’a le plus surpris, c’est le fait que je n’ai absolument aucun souvenir d’avoir essayé de le faire. Même si ma consommation de poison excessive est en soi une autodestruction que l’on peut voir comme une « mini tentative de suicide », le fait que j’ai récupéré cette tablette de valium avant de partir dans ma soirée morbide, c’était une tentative très claire de mettre fin à mes jours. Que j’aurais fait de manière inconsciente ?
Je crois qu’il se passe vraiment beaucoup de choses dans notre cerveau sans qu’on le perçoive.
Ma crise d’épilepsie et ma tentative de suicide ont été deux éléments qui m’ont beaucoup aidé à me relever. L’effet d’une grosse claque dans la gueule, d’une prise de conscience violente qui m’a offert la motivation suffisante pour me reprendre en main de manière efficace. Ce sont des évènements dont la gravité est proportionnelle à la force qu’ils confèrent.
Mais voilà, même si ma TS est arrivée il y a moins d’un an, depuis j’ai évolué, et j’ai pris conscience que même si ce genre d’évènement m’apportait une énergie très importante pour gérer mes problèmes d’addiction, je ne pouvais pas compter dessus. Je crois que ma TS m’a pas mal bouleversé, et que j’ai pris conscience depuis que j’ai de la chance d’être en vie. Je dois réussir à gérer mes rechutes, mes moments de doutes, de déprimes, mes plongées dans l’océan dégueulasse de cette saloperie qui continue de me côtoyer, mais je dois le faire sans y risquer ma vie. J’ai eu de la chance une fois, peut-être pas une deuxième. Alors je me bagarre, je lutte, j’essaie de contrôler du mieux que je peux le petit démon dans ma tête qui m’emmène vers le bord de la falaise.
Et j’y arrive.
Plus le temps passe, et plus je me rends compte des progrès que je fais. Oui, aujourd’hui encore j’ai rechuté, et ça ne sera surement pas le dernier jour. Mais malgré ça, et en relisant le début de ce journal, je prends conscience du fait que j’ai fait un chemin gigantesque depuis. En relisant mes premiers jours, à beaucoup de moment j’ai fustigé la naïveté dont j’ai pu faire preuve quand j’ai rédigé ces lignes. Peut-être que je me redirais la même chose dans 4 ans par rapport à ce que j’écris là.
Peu-importe, ce qui importe c’est que je puisse toujours écrire dans 4 ans, et je vais faire tout ce que je peux pour ça.